Accepter l’homme pour retrouver le chemin de la grandeur

Dans une respublica, certaines choses concernent pour ainsi dire le corps de la cité : par exemple, des terres, des ports, de l’argent, une flotte, des soldats, des alliés, toutes choses qui maintiennent l’intégrité et la liberté des cités. Mais d’autres éléments ont une visée plus haute et moins nécessaire : par exemple la beauté et la grandeur exceptionnelle d’une ville, une richesse extraordinaire, un grand nombre d’amis ou d’alliés.

Cicéron, De Inventione, II, 56, 168

Ces phrases de Cicéron illustrent à quel point le souci de la politique pour la grandeur est ancien. De même que la vie humaine ne se réduit pas au simple nécessaire, de même la politique ne poursuit pas la simple survie, sécurité, voire prospérité de la cité. D’autres éléments ajoutent à son éclat et contribuent à sa grandeur.

L’histoire de France est ponctuée de ces actions d’éclat, de la quête de joyaux architecturaux, culturels, artistiques, mais aussi de la recherche de la gloire par les armes. Saint Louis, François Ier, Louis XIV, Napoléon ou Charles de Gaulle incarnent, chacun à sa façon et dans son époque, cette quête de grandeur.

A en croire Cicéron, la grandeur de la nation est « plus haute et moins nécessaire » que ce qui en garantit « l’intégrité et la liberté ». Pourquoi est-elle plus haute, comment s’insère-t-elle dans l’équation politique ? Comprendre la nature et l’importance politique de la « grandeur » permettra de dessiner des éléments permettant à la France de rayonner à nouveau, non par orgueil mais en faisant résonner sa voix unique dans le concert des nations.

Car c’est bien cela qui caractérise la « grandeur » : l’unicité, la singularité de chaque nation. Plus encore, c’est sa capacité à exprimer, à donner à voir, dans ses accomplissements, la grandeur dont est capable l’être humain. La « grandeur » ainsi considérée doit être mesurée à l’aune de notre humanité commune, mais aussi du système de valeurs dans laquelle évolue cette humanité. La conquête, les faits d’armes, sont peu à peu passés du statut d’exploit à celui de violences coloniales ou génocidaires.

Évoquer la grandeur implique donc de se positionner dans un « système international », une sorte de communauté dont les valeurs partagées serviront d’étalon pour mesurer la grandeur d’une nation parmi l’ensemble de celles-ci. Par ailleurs, on peut se demander si la grandeur doit être recherchée pour elle-même, ou si elle émerge d’un élan national vers des réalisation motivées par d’autres ambitions. Notre Dame de Paris est moins le fruit d’une « quête de grandeur » que de la volonté d’édifier un bâtiment à la gloire d’un Dieu qui était le point cardinal, la boussole de toute action – et en particulier de toute action publique. De même, les progrès que fit la justice sous Saint Louis est dû à un idéal chrétien qui modela l’action du souverain Louis IX – influençant durablement la conception de l’Etat.

Dans un XXIème siècle traversé de crises, ce sont autant les moyens de la grandeur que la nature des idéaux à poursuivre qui font défaut. De ce double problème la France peut, doit faire une opportunité, celle de redéfinir les critères de la grandeur. Elle doit le faire en suivant son génie propre, celui qu’elle a exprimé au cours des âges : en réinventant la politique, en donnant à la politique des buts et des moyens nouveaux, correspondant aux besoins, aux insatisfactions de notre temps – bref, en permettant à la politique de répondre aux crises du XXIème siècle.

Les crises actuelles ne sont pas dues à une perte de valeurs, ni même – comme on le pense souvent – à un individualisme qui saperait tout lien social. Elles sont plutôt dues à la faillite des valeurs qui ont guidé et guident toujours l’action des Etats, et des individus, depuis, en gros, la révolution industrielle.

Ces valeurs émanent du principe fondamental d’une défiance envers l’homme, qui doit se fondre dans un système à même de surmonter les défaillances humaines. Ce principe a été résumé par Taylor de façon limpide : “in the past, the man was first, in the future, the system must be first”. L’individualisme de l’ère contemporaine, dénoncé par beaucoup, n’existe d’ailleurs qu’en tant que les choix individuels ne menacent pas le système et s’inscrivent donc dans un éventail de possibilités offert par celui-ci – l’individualisme n’est que le revers de la dimension collective du « système » qui organise la société moderne.  

Dès lors, la « grandeur » à l’ère moderne – et en particulier la grandeur politique – s’est traduite par la capacité à bâtir un « système » qui, tout en exonérant de l’homme individuel, concret, de la responsabilité de la marche de la société, lui permettant de s’y « épanouir » en lui proposant un éventail de possibilités d’expression privées, professionnelles, ou publiques.

De tel systèmes participaient de la grandeur car ils étaient supposés créer des sociétés qui, libérées de l’homme concret, devaient aussi s’affranchir de ses limites. C’est justement cette définition de la grandeur qui a perdu sa pertinence. Les progrès rendus possibles par ces systèmes ont laissé place au sentiment d’aliénation et à la frustration générés par la perte de contrôle par les hommes de leurs destins, individuels et collectif.

Renouer avec la grandeur, c’est accepter de laisser à l’homme concret, avec ses limites mais aussi (et surtout) sa capacité à la grandeur la responsabilité de son destin, et aux responsables politiques la responsabilité du destin collectif – les systèmes bâtis depuis deux siècles ne trouvant leur sens qu’en tant qu’outils au service de l’action et de la vie de l’homme. C’est le sens du projet que nous proposons. Si la France parvient ainsi à réconcilier l’homme et la modernité, elle retrouvera sa place au premier rang des nations, non par la puissance mais par sa capacité à ouvrir un chemin pour l’humanité.  

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