Les idées nous renseignent sur notre « système », mais ne peuvent prétendre le changer

Depuis Platon et le « philosophe-roi », la relation entre philosophie et politique est ambigüe – et ce, d’autant plus que, comme le soulignait Whitehead, « toute la philosophie n’est qu’une suite de notes de bas de page aux dialogues de Platon ». Le rôle des idéologies (historiquement, la science des idées) dans l’histoire du XXème siècle montre à quel point vie intellectuelle et vie politique ont partie liée. Pourtant, les philosophes-politiques sont rares, et un esprit caustique pourrait dire qu’ils n’excellent dans aucun des deux domaines. Comment démêler la relation qui unit idées et politiques ?

Si cette question peut sembler théorique ou abstraite, elle le devient beaucoup moins dès lors qu’on cesse de considérer la philosophie comme une pratique de questionnement personnel, mais qu’on l’observe du point de vue de l’autorité et du pouvoir. Si la tentative de Platon de créer une hiérarchie intellectuelle au sein de la cité est restée, à l’échelle d’Athènes, un échec, son projet n’est pas resté lettre morte. La philosophie remplaça, dans la Rome républicaine puis impériale, la religion civique antique comme fondement de l’autorité du droit. Dès lors, le droit devint une science d’experts, comme on le constate dès l’ouverture du Digeste, monumental travail de codification du droit de l’Empire romain  :


Ceux qui s’appliquent à l’étude du droit, doivent connaître d’abord d’où descend cette science. Le droit tire son nom de la justice ; or, suivant la définition de Celse, le droit est l’art de connaître ce qui est bon et juste.

On peut avec raison nous appeler les ministres du droit, car nous sommes les sectateurs de la justice, et nous faisons profession de connaître ce qui est bon et juste, et de discerner ce qui est licite de ce qui ne l’est pas. Nous cherchons à former d’honnêtes gens, non seulement par la crainte des peines, mais par l’espoir de la récompense : en quoi consiste, si ne me trompe, la vraie sagesse.

Digeste, I, 1, 1

Devenu une science d’experts1, le droit prête ainsi sa puissance coercitive à la morale produite par les philosophes :


La jurisprudence est représentée comme supérieure à la philosophie, parce qu’elle en partage le but, celui d’enseigner à poursuivre le bien dans la vie, mais elle le fait de manière plus efficace. Le juriste, pour se faire obéir, dispose des sanctions et des récompenses, tandis que le philosophe ne peut guère que recourir à la persuasion (et parfois il ne se soumet pas lui-même aux préceptes qu’il préconise)

Dario Mantovani, Les juristes écrivains de la Rome antique : Les œuvres des juristes comme littérature, Les juristes écrivains de la Rome antique : Les œuvres des juristes comme littérature, Docet omnia (Paris: Les Belles Lettres, 2018), http://books.openedition.org/lesbelleslettres/198.

L’antiquité romaine fut donc témoin de l’émergence d’un ordre juridique assis non plus sur une religion tout à la fois inaccessible et commune, mais sur une morale définie par des philosophes versés dans la « science des dieux », la théologie2. Une telle configuration fut largement renforcée lorsque l’empire3, puis l’autorité pontificale4, assirent sur la religion chrétienne l’autorité de l’édifice intellectuel et juridique impérial. Devenue le fondement d’une édification rationnel d’un système de norme, la foi chrétienne se dota des moyens de sa propagation, mais se compromit avec le pouvoir. Lorsque les monarques européens contestèrent l’autorité du Vatican, leur objectif fut d’internaliser l’autorité spirituelle des papes, plutôt que d’en affranchir les structures politiques.

Schématiquement, on peut considérer l’avènement de la modernité comme la tentative de trouver à l’ordre juridique occidental un fondement alternatif à la foi chrétienne, dont la capacité à soutenir les édifices politiques était battue en brèche par la réforme protestante et les guerres de religion. La réforme, d’ailleurs, montre bien la corruption de la foi chrétienne qui résulta de sa compromission avec le pouvoir. Bien que les « révolutions » semblent mettre à bas un ordre ancien, elles en conservent, pour l’essentiel, la forme juridique.


Cette tâche de fondation se doublait d’une autre, celle de légiférer, d’inventer et d’imposer une autorité nouvelle, dont la forme devait toutefois être conçue de façon à convenir et à succéder à l’ancien absolutisme découlant d’une autorité de droit divin, remplaçant ainsi un ordre terrestre qui avait reçu la sanction ultime des commandements d’un Dieu tout puissant […]. A partir de là, Machiavel, ennemi juré des considérations religieuses en matière politique, se voyait contraint d’en appeler chez les législateurs à l’aide ou même à l’inspiration divines, tout comme les hommes éclairés du XVIIIème siècle, John Adams et Robespierre par exemple.

Hannah Arendt, De la révolution (Folio Essais, 2013), p. 55.

Privé de son fondement « catholique », l’édifice juridique (ce que Pierre Legendre appelait le « monument romano-canonique ») fut confronté à un déficit de légitimité que les philosophes, les intellectuels, tentèrent de résoudre en essayant de « découvrir une vérité absolu dans un domaine qui, régi par les rapports et les liens entre les hommes, est, en conséquence, relatif par définition »5. Plus encore que jamais auparavant, les « intellectuels » devinrent des acteurs clefs du système politique, car leur rôle devint non plus d’interpréter rationnellement un fondement religieux à l’édifice juridique, mais d’inventer un tel fondement – au risque de proposer des « systèmes » idéaux mais difficilement applicables6. Par ailleurs, la méthode dialectique d’élaboration du droit devint un modèle de recherche de « vérité », favorisant l’avènement de la science moderne :


Le Droit a été, avec la science, le lieu d’invention d’une approche méthodique et rationnelle des situations d’incertitude. […] Cette parenté se retrouve aux origines de la science moderne, notamment dans l’œuvre de Francis Bacon, qui, aux débuts du XVIIème siècle, posa en même temps les bases de la méthode scientifique expérimentale […] et celles d’une méthode universelle d’élaboration du Droit.

Alain Supiot, « L’autorité de la science. Vérité scientifique et vérité légale », in Science et démocratie, Colloque annuel du Collège de France (Paris: Odile Jacob, 2014), 81‑109, https://doi.org/10.3917/oj.haroc.2014.01.0081.

L’échec des idéologies du XXème siècle, la perte de sens qui résulte de l’application des théories économiques ou managériales au gouvernement des communautés humaines (ces expériences ont toutes en commun de mettre la « science » au cœur de leur autorité) nous donne une vision claire de la mission de la politique au XXIème siècle.

Celui-ci doit chercher dans les théories passées le « mode d’emploi » des sociétés telles que les ont bâties l’Occident moderne. En effet, le règne du marché, l’inflation administrative, la « passion du droit »7, le règne de l’opinion publique, la confrontation partisane, tous éléments de la société moderne qui peuvent paraître absurdes, ne s’expliquent qu’à la lumière des « systèmes intellectuels » qui ont précédé leur avènement. Pour le politique du XXIème siècle, les idées constituent ainsi le vaste répertoire des plans d’après lesquels fut bâtie la société moderne, et sans s’y plonger, il est condamné à l’impuissance. D’un autre côté, derrière ces idées se cache les idéaux poursuivis par ces générations d’intellectuels, idéaux qui ne se trouvent pas dans la tête mais dans le cœur de l’homme. Voilà pourquoi il est plus que jamais nécessaire de « faire descendre sur terre le ciel des idées ».


  1. Aldo Schiavone, Ius – L’invention Du Droit En Occident, L’Antiquité au présent (Paris: Belin, 2008). ↩︎
  2. Olivier Boulnois, Le désir de vérité: Vie et destin de la théologie comme science – D’Aristote à Galilée (PUF, 2022). ↩︎
  3. Paul Veyne, Quand notre monde est devenu chrétien, 1er édition (ALBIN MICHEL, 2011). ↩︎
  4. Gabriel Le Bras, « LE DROIT ROMAIN AU SERVICE DE LA DOMINATION PONTIFICALE », Revue historique de droit français et étranger (1922-) 26 (1949): 377‑98. ↩︎
  5. Hannah Arendt, De la révolution (Gallimard, Folio Essais, 2012), p. 76-77 ↩︎
  6. Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution (Paris: Folio, 1985). ↩︎
  7. Jean Carbonnier, Droit et passion du droit: Sous la Ve République (Paris: FLAMMARION, 2022). ↩︎

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