- L’identité, individuelle ou politique, peut faire l’objet de manipulations par le pouvoir politique
- Malgré ce risque, elle n’en est pas moins un élément central de toute réflexion et de toute action politique car elle inspire les idéaux poursuivis par la communauté nationale
- Cette tension doit nous inviter à considérer l’identité avec précaution : sans que l’on puisse la définir, elle peut guider l’action politique
La notion de l’identité est, du point de vue politique, jugée dangereuse, qu’on l’aborde sous l’angle de l’identité politique liée à une nation ou son histoire, ou sous l’angle plus sensible de l’identité individuelle. Les dérives d’une politique « identitaire » sont trop connues pour qu’il soit besoin de les rappeler. Moins que par leur violence, ces dérives choquent parce qu’elles témoignent du viol, par le pouvoir politique, de l’irréductible intégrité, physique et morale, des citoyens.
Ces dérives nous éclairent sur le véritable danger de l’identité : non pas d’être au cœur d’une réflexion individuelle ou politique, mais d’être l’objet d’une définition, ou d’une manipulation, par le pouvoir. Tout comme il est vain – et, somme toute, irrespectueux – de vouloir « définir » l’identité d’une personne, de même l’identité de toute communauté politique échappe à toute définition et à tout contrôle. Une pouvoir qui définit l’identité, individuelle ou collective, des citoyens, outrepasse ses prérogatives. Pourtant, c’est cette identité qui définit, qui forme le ciment de la communauté politique. Sans identité, pas de communauté politique – les institutions ne pouvant en maintenir l’illusion que pendant un temps limité.
On pourrait même affirmer que le « mystère » de la politique réside dans ce rapport à l’identité. La communauté politique est fondée sur une identité qu’il est impossible de définir, mais qui constitue le critère de toute action politique : l’orientation proposée est-elle conforme à l’identité du pays, est-elle conforme à sa tradition et à ses idéaux, à la « voix » de la nation ? Si toute tentative de définir l’identité de la France semble immédiatement maladroite et dépassée, il n’est pas moins évident que tout projet politique qui ne s’appuie pas sur un tel travail sera dénué de pertinence. Comme le soulignait le général de Gaulle, « il est difficile de demander aux autres de croire en vous si vous n’y croyez pas vous-même ». Que signifie, pour un responsable politique, croire en l’identité de la France ?
Pour cela, il faut adopter une conception large de l’identité ; plus précisément, il faut prendre la mesure de l’importance dans la construction de celle-ci d’éléments apparemment anti-identitaires, et en particulier l’universalisme et le rationalisme, autant d’idéaux qui semblent s’opposer à la défense d’une « identité » de la nation française, qui s’adresse au monde entier. Il est essentiel pour rester fidèle à ces idéaux, de reconnaître qu’ils font partie de notre identité. La France ne peut les poursuivre qu’en restant pleinement fidèle à elle-même, et donc en admettant que ces idéaux sont incarnés dans une histoire, une tradition, des institutions politiques. Les idées qui ont permis à la France de grandir ne sont pas descendues tout droit du ciel de Platon, elles ont été portées par des personnes de chair et d’os, qui les ont matérialisées dans des décisions et des structures concrètes.
Avec d’infinies précautions, on peut tenter un pas supplémentaire dans cette réflexion sur le lien entre identité et idéaux. Il ne semble pas aberrant de proposer l’idée selon laquelle les « idéaux » ont été au cœur de la tradition politique de « gauche », tandis que la « droite » s’est plus souvent posée en gardienne de l’héritage dont ils étaient issus. La gauche, comme la droite, défendent en réalité une dimension essentielle mais incomplète de notre identité. « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament », et la mémoire de notre héritage est aussi importante que l’usage que nous souhaitons en faire pour aboutir à une politique conforme à notre identité profonde. C’est pourquoi la division entre des « blocs » de droite et de gauche aboutit à des politiques stériles, tout comme leur confusion en un « en même temps » qui peine à identifier pleinement les contributions de chacune de ces familles politiques.
Une autre voie que la réflexion pourrait emprunter, encore plus glissante, est celle du rapport entre identité et religion – non pas dans l’absolu ou de façon théorique, mais dans l’histoire et, donc, dans l’identité française. Il est très clair que cette identité fut façonnée à la fois par la foi chrétienne et par l’Église catholique. Il est tout aussi clair que la réflexion philosophique a pris la place de la foi chrétienne dans la définition des principes, des idéaux supposés guider l’action politique. La lutte contre l’Église catholique n’a eu pour seule conséquence l’éviction du clergé de toute responsabilité politique ; elle a aussi et surtout conduit l’édification d’une cloison étanche entre le spirituel et le temporal. La preuve qu’une telle conception de la laïcité est intenable se trouve dans la multiplication des projets plus ou moins fanatiques de « religions civiques », du culte de l’Être suprême à la religion positiviste de Comte, qui ont structuré l’historie de la modernité politique. Le grand mérite du développement du culte musulman en France est de nous rappeler que les idéaux, ou les valeurs, s’inscrivent dans un rapport religieux à la transcendance.
Si la lutte contre l’immixtion du pouvoir spirituel – y compris dans sa dimension intellectuelle, doctrinale, ou juridique – dans le pouvoir temporel doit faire l’objet d’une vigilance de tous les instants, la relégation du religieux à la seule sphère de l’intime, c’est-à-dire un lieu ou elle ne peut faire l’objet de discussions et ou ses conséquences politiques ne peuvent jamais être discutées, semble tout aussi dangereuse. La lutte pour la laïcité semble résider davantage dans l’anticléricalisme que dans l’anti-religiosité. Une telle approche, d’ailleurs, semble à même de s’opposer à la fois au terrorisme islamiste issu d’une lecture fondamentaliste de l’islam, qu’aux discours passéistes sur une « civilisation chrétienne » qui prendrait la foi non comme une aspiration vers des idéaux mais comme un « projet de société » aux relents non seulement passéistes, mais, surtout, dangereusement théocratiques.
En réalité, de nombreux idéaux qui façonnent notre identité sont issus du christianisme – on pense en particulier à la liberté ou la fraternité. D’autres, comme l’égalité ou l’ordre, peuvent être davantage rattachés aux idéaux civiques romains. Indissociables de notre identité, donc de notre passé, ces idéaux doivent leur être rapportés pour être pleinement compris et pour retrouver leur pertinence politique dans le monde d’aujourd’hui. La réflexion sur l’identité et celle sur les « idéaux », les « valeurs », que la politique doit poursuivre, loin de s’opposer doivent être menées ensemble. C’est à ce prix que tous les membres de la communauté nationale, avec sa sensibilité propre, pourra apporter une contribution à la vie du pays.