Le droit et la science, entre croyance et vérité

L’État de droit suppose un gouvernement de la collectivité par le droit. En creux, se dessine la vision libérale selon laquelle le pouvoir – et en particulier le pouvoir personnel – est dangereux pour l’homme et la société. Mais on peut y distinguer un autre motif : celui du statut du droit, à mi-chemin entre matérialisation de la raison et foi en la transcendance de cette raison. Le droit fut placé au principe des sociétés modernes – en particulier lors des déclarations des droits de l’homme (et du citoyen) qui ponctuèrent les révolutions américaine ou française. Or, on trouve dans ces déclarations, d’une part des affirmations « dogmatiques », et d’autre part des références à « Dieu » ou « l’Être suprême »1.

En explicitant les croyances fondamentales du droit naturel et des droits de l’homme, ces déclarations donnèrent à ces croyances une force socialement contraignante. L’idée de la justice qui animait les rédacteurs de ces documents devint le modèle de la justice telle que les institutions étatiques et judiciaires la font respecter. Le droit positif ne peut jamais être envisagé indépendamment de croyances, ou de valeurs, sous-jacentes. Les déclarations de droits donnent à voir, de façon plus ou moins explicite, ce lien entre droit et foi qui constitue, depuis la République Romaine, le véritable nœud théologico-politique (ou, plus exactement, théologico-juridique). Depuis L’invention du droit en Occident2, en effet, le droit se présente comme une discipline d’experts, reposant sur « la science des choses divines et humaines, et la connaissance de ce qui est juste et injuste » (Digeste, I, 1, 1, 1). Le lien entre droit et théologie a traversé l’histoire occidentale, et l’évidence même que revêt le statut du droit dans la société nous empêche de nous rendre compte à quel point c’est celui-ci qui est au cœur de l’identité historique de notre civilisation – ce terme lui-même faisant référence au droit « civil ».

Les transformations qu’ont traversé les « croyances », ou plus exactement la « théologie » sous-jacente au droit permettent, quant à elles, de rendre compte des évolutions de cette civilisation. Le remplacement de la théologie philosophique païenne par la théologie catholique a transformé le droit – il a aussi transformé l’Église. Il a surtout déraciné le droit de son origine, la « cité », la communauté politique. Le droit a cessé d’être le principe d’organisation d’une collectivité limité dans l’espace et le temps, il a été considéré comme l’ordre de l’univers lui-même. C’est d’ailleurs plutôt la prétention de l’Église à faire régner son autorité sur l’univers qui a permis au droit d’acquérir une telle universalité. Cette tension vers l’universalité, en effet, était déjà présente dans la théologie gréco-romaine. Seule, une institution politico-religieuse née, non pas d’une fondation politique, mais d’une fondation religieuse, a pu légitimer cette universalisation du droit. C’est donc l’Église qui, en vertu de son statut de « gardienne de la foi » chrétienne, a pu soutenir un droit à visée universelle.

L’innovation de la modernité tient à l’inversion du rapport entre le droit et les structures politiques. Si on peut lire l’antiquité comme le passage « du pur pouvoir, anonyme, de la loi, […] à la loi du pouvoir »3, l’époque moderne semble se caractériser par un mouvement inverse. La sécularisation de l’Occident n’a en effet pas consisté en une désacralisation du droit, ni même de l’État, mais en une exclusion des autorités religieuses dans la définition de celui-ci. Les théologiens puis les intellectuels ont contesté la légitimité et la capacité de l’Église – ou plus exactement, des autorités ecclésiales, donc du Vatican – à définir l’ordre social déployé par les autorités politiques. Les autorités politiques, quant à elles, ont tenté de réintégrer cette légitimité religieuse : les Églises anglicanes, gallicanes, ou protestantes allemandes montrent bien la tentative de subordination à l’État de l’autorité religieuse. L’État moderne est ainsi sorti d’une matrice chrétienne par des personnes acquises à la foi chrétienne. L’État moderne est issu d’une tradition d’organisation théologico-politique, ou théologico-juridique, du monde social.

L’éviction de l’Église catholique, sous le double mouvement de la contestation intellectuelle et de la confrontation politique, du processus de définition de la matrice théologico-juridique occidentale a mené à une profonde transformation de cette dernière. Si l’État occupa un temps son rôle de conformation de l’ordre social à un ordre « chrétien », c’est-à-dire conforme aux prescriptions de la théologie catholique, cet ordre social suivit peu à peu une évolution complexe. Les contestations « intellectuelles » d’une utilisation de la théologie catholique comme principe d’organisation de la société ne conduisirent pas à un abandon de l’idée d’une subordination du droit à des principes « transcendants », mais changèrent la nature de ces principes, en séparant l’ordre politique de l’ordre spirituel. Dès lors, l’ordre politique fut conçu comme le lieu de la vie « naturelle » de l’humanité, par opposition à sa vie « spirituelle », vécue dans les structures ecclésiales, dans une foi toujours davantage reléguée à la vie « privée », non politique.

L’ordre politique, quant à lui, fut envisagé sous l’angle du « droit naturel », qui s’étendit peu à peu pour englober, non seulement une sorte de plus petit dénominateur normatif commun à l’ensemble de l’humanité, mais plus généralement les lois régissant l’ensemble de l’univers, la « nature » dont l’humanité fut dès lors envisagée comme une partie « la doctrine des droits de l’homme n’est pas d’abord liée au sujet, à la théorie du sujet, qu’elle est plutôt associée à l’idée d’espèce, qu’elle concerne primordialement l’homme comme membre d’une espèce, qu’elle vise en lui la dimension générique »4. La dimension biologique de l’homme devint alors prépondérante dans la définition du rôle du pouvoir politique, la survie, la sécurité devenant ses objectifs prioritaires (« le premier des droits de l’homme qui trouvera un fondement juridique dans la pensée des Modernes est lié lui-même à un processus d’individuation. Il s’agit du droit à la vie qui devient, dans l’ordre civil, le droit à la sûreté »5). On peut lire la Naissance de la biopolitique6 décrite par Michel Foucault comme la conséquence de ce mouvement ; la prépondérance des considérations économiques dans les sociétés modernes témoignant en effet d’une érection de la satisfaction des besoins naturels au premier rang des priorités de la société, et même de la réduction de toute autre activité à cette catégorie de besoin (ce dont témoigne la pyramide de Maslow). On peut trouver dans la Condition de l’homme moderne une analyse lucide de cette transformation :

Si l’économie est la science de la société à ses débuts lorsqu’elle ne peut imposer ses règles de conduite qu’à certains secteurs de la population et pour une partie de leurs activités, l’avènement des « sciences du comportement » signale clairement le dernier stade de cette évolution, quand la société de masse a dévoré toutes les couches de la nation et que le « comportement social » est devenu la norme de tous les domaines de l’existence7. 

L’annexion du « droit » sur la « nature » permet d’expliquer nombre d’évolutions des systèmes politiques et judiciaires des sociétés modernes. Le développement de la science, en particulier, peut se lire comme la tentative de l’esprit humain de découvrir ces « lois » qui régissent la nature. Alain Supiot, par exemple, souligne l’homologie de méthode entre droit et science :

Le Droit a été, avec la science, le lieu d’invention d’une approche méthodique et rationnelle des situations d’incertitude. […] Cette parenté se retrouve aux origines de la science moderne, notamment dans l’œuvre de Francis Bacon, qui, aux débuts du XVIIème siècle, posa en même temps les bases de la méthode scientifique expérimentale […] et celles d’une méthode universelle d’élaboration du Droit8.

Concluons cet article en explicitant notre point de vue sur le sujet : selon nous, la société occidentale moderne s’est bâtie sur la croyance en la capacité du droit à exprimer une vérité transcendante, s’imposant à l’homme comme à la nature. Si l’on trouve, à l’aube de la modernité, une multitude d’occurrences d’expression – de profession – de cette foi, elle a peu a peu été enfouie sous le formidable édifice socio-politique qu’elle a permis de bâtir. Cet édifice repose sur la soumission volontaire à « l’ordre » juridique, scientifique, technique que cette « vérité » a permis d’élaborer. Dans cet ordre, beaucoup a d’ailleurs immensément profité à l’humanité dans son ensemble – comme c’était son objectif. En revanche, au plan politique, un tel ordre implique une forme d’aliénation, une soumission d’ordre presque religieux à une croyance qui ne s’affirme pas comme telle – un dogme d’autant plus contraignant qu’il se pare des atours de la « Vérité ». Le renouveau politique vers lequel tendent nos sociétés, la sortie d’une crise que leur seule situation économique ne peut justifier, ne peut passer que par la reconnaissance du caractère construit de cet ordre – du droit, de la science – qui ne peut s’imposer de lui même, mais qui doit faire l’objet d’un examen critique et d’un choix raisonné par les collectivités qui lui sont aujourd’hui soumise.


  1. Blandine Kriegel, « Les droits de l’homme et le droit naturel », in Droit, institutions et systèmes politiques (Presses Universitaires de France, 1988), 1‑42, https://www.cairn.info/droit-institutions-et-systemes-politiques–9782130399896-page-1.htm. ↩︎
  2. Aldo Schiavone, Ius – L’invention Du Droit En Occident, L’Antiquité au présent (Paris: Belin, 2008). ↩︎
  3. Marcel Gauchet, « Fin de la religion ? », Le Débat 28, no 1 (1984): 155, https://doi.org/10.3917/deba.028.0155. ↩︎
  4. Kriegel, « Les droits de l’homme et le droit naturel ». ↩︎
  5. Kriegel, « Les droits de l’homme et le droit naturel ». ↩︎
  6. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Seuil, Hautes Etudes (Gallimard, 1979). ↩︎
  7. Arendt, Condition de l’homme moderne, pp. 84-85 ↩︎
  8. Alain Supiot, « L’autorité de la science. Vérité scientifique et vérité légale », in Science et démocratie, Colloque annuel du Collège de France (Paris: Odile Jacob, 2014), 81‑109, https://doi.org/10.3917/oj.haroc.2014.01.0081 ↩︎

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