« Parce que la France est ce qu’elle est, il ne faut pas que le Président soit élu simultanément avec les députés, ce qui mêlerait sa désignation à la lutte directe des partis »[1]. Cette phrase, tirée de la conférence de presse du général de Gaulle du 31 janvier 1964, montre bien à quel point l’esprit des institutions qu’il avait conçues a été trahi, à la fois par les réformes constitutionnelles qui se sont succédé au fil des années, et aussi par la façon qu’ont eu ses successeurs de conquérir et d’exercer le pouvoir.
Le général de Gaulle, par son histoire et sa postures personnelles, avait une conscience aiguë de ce qui le séparait des partis, de ce qui séparait son action de la vie politique de la quatrième République – le « régime des partis », dans lequel nous sommes largement retombés. Pour de Gaulle, le président de la République, « seul à détenir et à déléguer l’autorité de l’État », était l’homme de la France : elle était, pour le citer, sa « raison d’être »[2]. On peut, bien sûr, penser que l’existence d’un homme d’État de l’envergure de de Gaulle ne se décrète pas. Cependant, sa conception de son rôle et des institutions, et l’opposition au régime des partis qu’il a souvent exprimée, nous donnent des pistes pour mieux comprendre la façon dont il gouvernait.
Le régime parlementaire, qui met en scène une opposition entre deux ou plusieurs partis qui se battent (d’après des règles bien établies) pour obtenir la majorité des voix. Dans un régime parlementaire strict, d’ailleurs, le pouvoir législatif ainsi élu nomme le pouvoir exécutif, président du conseil de la IVème dont le mandat se borne à exécuter les lois. Une telle organisation, repose sur une vision de la communauté politique très idéaliste. Le « droit » doit gouverner ; seule, la raison peut identifier le droit ; et seul, la méthode dialectique peut prétendre à une rationalité. Dans le régime parlementaire, les hommes – malgré leur talent ou leur vision personnelle – s’effacent derrière « le processus constructif par lequel la nation, comme totalité irréductible, constituée par le seul droit naturel, peut agir et parler »[3].
Au sein de ce système, les médias sont un élément essentiel. En garantissant la circulation de l’information, et plus encore, en organisant la confrontation des points de vue des différents partis, les médias font partie de l’architecture de la démocratie parlementaire. Plus encore, en mettant en scène publiquement cette architecture dialectique, ils permettent aux « citoyens » d’y être intégrés, certes comme simples spectateurs, mais cette intégration est la condition du vote, qui doit permettre de dégager la position de l’opinion, à un instant donné, par rapport à la dialectique perpétuellement en cours sur la scène politico-médiatique. Le système médiatique est donc la condition de l’existence du suffrage universel dans un régime parlementaire ainsi conçu. On pourrait s’intéresser à la similitude qu’il existe entre un tel régime et le marché (au point qu’on a pu parler, très tôt dans la tradition libérale, du « marché des idées ») ainsi que la façon dont la mise en scène médiatique de la dialectique politique tend à réduire celle-ci à un divertissement, la confrontation des idées tournant nécessairement à la confrontation des hommes, le plus sûr de lui étant réputé être celui qui se réclame d’idées plus vraies que ses concurrents.
L’effacement des hommes derrière des institutions – « l’État de droit » – et la mise en scène médiatique de la confrontation des idées supposée faire émerger ce droit n’est pas la seule conséquence de cette façon de concevoir le pouvoir. La voix de la nation qui s’exprime ainsi est en réalité la voix d’un mythique « droit naturel », d’un droit qui s’imposerait aux hommes et que seule, une raison désincarnée pourrait identifier. Les régimes politiques modernes organisent ainsi la « prétention impersonnelle de la raison à la domination »[4] identifiée par Arendt, issue de l’autoritarisme de Platon. Il serait trop long ici de se pencher sur la façon dont cette prétention a pu, peu à peu, acquérir la force d’une évidence. Le droit, son véhicule historique – dont l’arrimage à la raison, notamment philosophique, date de la Rome antique, s’est adjoint à l’époque moderne le concours de la science (en particulier de la science économique, mais aussi du progrès technique). Cet assemblage a donné naissance à l’idéologie du progrès, dont les services immenses rendus à l’humanité peinent aujourd’hui à suffire pour faire accepter ses coûts, notamment écologiques et sociaux : dans les pays occidentaux, la croissance économique doit céder le pas à une plus juste répartition de la richesse, et la production doit renoncer aux injonctions quantitatives pour redevenir le moyen d’un épanouissement des personnes et des territoires. Plus généralement, trouver les points sur lesquels s’accordent les partis permet de mieux cerner le « programme » de cette raison impersonnelle. Le « non » au referendum de 1962 sur l’élection du président au suffrage universel est à cet égard paradigmatique, le « système » s’opposant à la politique incarnée dans un homme. Il est à cet égard intéressant de citer Raymond Aron :
Les libéraux, de gauche ou de droite, sont par principe contre le pouvoir personnel. Or, ils sont aujourd’hui dans une situation inextricable. Nous sommes bien dans un régime de pouvoir personnel mais, par une ironie de l’Histoire, l’homme qui a le pouvoir est plus libéral que l’Assemblée élue par le pays. En sorte que les républicains et les libéraux, qui devraient être pour l’Assemblée, la craignent davantage qu’ils ne craignent le président de la République.
Raymond Aron, « La fondation de la Ve République et l’avenir du gaullisme », Commentaire Numéro 164, no 4 (2018): 791‑98, https://doi.org/10.3917/comm.164.0791.
Cette citation permet d’expliquer le paradoxe du « système politique » moderne tel que nous l’avons brossé à grands traits. Celui-ci fait preuve à la fois d’un grand pessimisme et d’une grande naïveté à l’égard de la nature humaine. D’une part, sa défiance envers l’homme – pour paraphraser Aron, envers le « pouvoir personnel » est tel qu’il préfère confier le pouvoir à un système institutionnel supposé garantir le règne de la loi, l’État de droit. Mais d’autre part, il présume la soumission de tous les hommes politiques au système, et néglige la possibilité qu’un homme (ou un parti) l’utilise pour parvenir à des fins inavouables. Le général de Gaulle, en se subordonnant le système, tend à montrer que le problème est moins le pouvoir personnel en tant que tel que les décisions prises par le pouvoir, qu’il soit personnel ou non.
Si l’on se rapproche de la période actuelle, la notion de « cercle de la raison » avancée par Alain Minc confirme l’analyse que nous proposons, en indiquant la façon dont elle structure le paysage politique actuel. Les discours politiques reflètent cette autorité de la « raison ». Les candidats ou responsables politiques tentent de faire état d’une compétence aussi absolue qu’indémontrable, rivalisant de technicité au détriment d’une exposition simple et clairs d’objectifs collectifs et de moyens à mobiliser pour les atteindre. Plus encore, la tentative d’Emmanuel Macron de dépasser les clivages partisans – ce qui pourrait justifier la comparaison avec le général de Gaulle – se fait non pas « par le haut », en proposant (ou en imposant) un projet cohérent qui permette de trancher entre les options des différents partis, mais comme de l’intérieur, dans la mesure ou Emmanuel Macron propose une synthèse de ces options, synthèse supposée tirer le meilleur de la droite et de la gauche, en opérant dans un seul homme (ou un seul parti) l’ensemble de l’opération dialectique supposée s’accomplir au sein de l’organisation partisane tout entière.
[1] « Une Constitution, c’est un esprit, des institutions, une pratique, de Gaulle, 31 janvier 1964, MJP », consulté le 14 mai 2024, https://mjp.univ-perp.fr/textes/degaulle31011964.htm.
[2] Charles de Gaulle « Une certaine idée de la France » | INA, consulté le 14 mai 2024, https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i00013095/charles-de-gaulle-une-certaine-idee-de-la-france.
[3] Pierre Rosanvallon, Le sacre du citoyen : Histoire du suffrage universel en France (Paris: FOLIO HISTOIRE, 2001), p. 220.
[4] Hannah Arendt, La crise de la culture (Paris : FOLIO ESSAIS, 1989), p. 149.
[5] Raymond Aron, « La fondation de la Ve République et l’avenir du gaullisme », Commentaire Numéro 164, no 4 (2018): 791‑98, https://doi.org/10.3917/comm.164.0791.