Ce slogan exprime tout à la fois le but et le mode de l’action politique que j’aimerais proposer. Le but, car je suis intimement convaincu que la crise que traverse l’Occident est due à une contradiction profonde entre ses « idées » et la réalité. L’humanité occidentale se caractérise par la poursuite d’idées, ou d’idéaux, que le pouvoir politique tente de faire advenir dans la réalité. Cependant, cette tentative de construire un monde meilleur ne fait qu’empirer la situation. Les pays occidentaux manifestent, à travers des productions culturelles angoissées ou des tendances politiques destructrices, une conscience de cette pente mortifère. Le problème d’une politique guidée par des « idéaux » n’est pas seulement de risquer de les trahir ; puisque ces « idéaux » justifient l’action, la politique réclamera l’adhésion de tous les citoyens à ces idéaux, au détriment de leurs aspirations propres. La communauté devra parler d’une seule voix, exprimée par les représentants politiques.
Plus encore que la contradiction entre idéaux, ou théorie, et réalité, ces critiques semblent souligner l’absurdité qu’il y a à vouloir modeler la réalité selon des idéaux abstraits, l’évanescence de ces idéaux par comparaison à la vie réelle. Si l’on peine à identifier cet « idéalisme » dans la vie politique moderne, c’est qu’il a fini par s’incorporer à ce qui, initialement, n’était que son véhicule : le droit. Celui-ci ne se contente plus d’imposer un modèle (comme lors de la « chrétienté »), mais il le définit : le « monde du droit » est devenu l’idéal qui guide l’humanité occidentale, les déclarations de droit en attestent. Ainsi, si le « modèle » actuel est celui de l’homme économique, producteur et consommateur, c’est parce que le droit trouve sa genèse dans la protection de la propriété et la régulation des transactions. La prépondérance de l’économie dans la société moderne n’est que la conséquence de l’exaltation du droit, supposé exprimer l’essence de l’homme. A juste titre, les occidentaux se sentent oppressés par un tel modèle. En conséquence, des revendications sans nombre ont tenté de faire entrer dans le sujet de droit, la personne juridique, des caractéristiques auparavant soustraites à l’empire du droit – on peut en particulier penser à « l’identité sexuelle », mais cette dynamique concerne en réalité l’identité tout court. Identifiés à leur double juridique, les hommes tentent de faire entrer leur intimité dans cette coquille vide.
Comme depuis des siècles, la réaction face à l’échec d’un mode d’action politique aliénant est de transformer le modèle qu’elle devait plaquer sur la réalité. L’approche idéaliste est si profondément ancrée dans notre culture politique qu’il est extrêmement difficile de s’en départir. Le pouvoir ne peut s’exercer sans autorité, et l’autorité est associée en occident à des constructions théoriques auxquelles le pouvoir se propose de conformer la réalité. Le jeu de la lutte politique lui-même renforce cet idéalisme, dans la mesure ou tous les prétendants au pouvoir se réclameront – avec plus ou moins de sincérité – d’un meilleur modèle à mettre en œuvre. Renoncer à cette approche idéaliste semble ainsi renoncer à l’autorité, et donc au pouvoir. Les « minorités » d’aujourd’hui, comme les révolutionnaires d’hier, renforcent l’idéalisme du pouvoir en ajoutant au « modèle » qui guide le pouvoir la légitimité de leurs revendications.
La voie que nous souhaitons emprunter est celle de la transformation de ce renoncement, de cette apparence faiblesse politique, en action. Si le pouvoir politique cesse de prétendre embrasser la totalité des aspects de la vie, il peut en effet prétendre atteindre bien plus efficacement des objectifs collectifs limités. Par ailleurs, en définissant et coordonnant la poursuite de ces objectifs collectifs, il donne à chacun la possibilité d’y contribuer en conservant un rôle, et donc un point de vue, unique sur le collectif. L’unité d’action n’implique plus l’unité de pensée. Au contraire, l’unité d’action requiert la singularité, l’unicité de chacun. C’est autour de l’œuvre collective, la Res Publica, que ces singularités se réunissent. La contribution à cette œuvre collective, non seulement n’implique pas de renoncer, mais même requiert le développement de l’originalité et de l’ « intérêt », ou des « intérêts » de chacun.
Ce renoncement est un mode d’action qui « fait redescendre sur terre le ciel des idées », dans la mesure ou les idées ne sont plus un édifice qui plane au-dessus du monde et qui légitime l’action politique en lui servant de modèle, mais redeviennent la source profondément individuelle de l’action de chaque individu, qui les exprimera à travers ses contributions concrètes à l’œuvre collective. Il redonnera ainsi sa chance à « l’action », en la débarrassant du carcan que lui impose la référence à une « théorie » toujours condamnée à l’échec. Nous espérons qu’il pourra aussi « faire redescendre le ciel des idées » en redonnant vie aux idéaux que la politique a, en voulant les imposer au réel, poursuivis et trahis.
- Le pouvoir en Occident est légitimé par des constructions théoriques, des modèles d’un monde idéal. Son objectif est de conformer le « social » à ces modèles qui font figure d’idéaux
- Ainsi conçue, l’autorité exige que la communauté politique adhère comme un seul homme à ces idéaux. Cette forme d’aliénation transforme les utopies politiques en dystopies
- Nos institutions peinent donc à composer avec la diversité de la nation, « comme si celle-ci n’était plus formée d’une multitude mais formait effectivement une seule personne »1
- C’est en renonçant à cet ancrage dans « le ciel des idées » que le pouvoir pourra composer avec la multiplicité des points de vue et des aspirations des citoyens
- Hannah Arendt, De la révolution (Gallimard, 2012), p. 238 ↩︎